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Introduction
Magaly Siméon : Bonjour Fabrice.
Fabrice Bonnifet : Bonjour.
Magaly Siméon : Fabrice, vous êtes le directeur développement durable et QSE pour le groupe Bouygues. C’est un job qui recouvre un périmètre très large puisque vous avez la mission d’animer et de coordonner la démarche de développement durable et de RSE du groupe.
Vous avez pris le parti de vous appuyer sur les managers pour travailler à l’évolution des modèles économiques et au pilotage de projets transverses sur des sujets comme le climat et la biodiversité, les villes durables, les achats de produits, etc. L’achat responsable, l’économie circulaire, enfin voilà, beaucoup de choses.
Vous êtes aussi, on va en discuter, en charge du reporting extra-financier, qui est une évolution assez forte de ces dernières années, et du dialogue avec les parties prenantes du groupe. Voilà, vous avez en outre d’autres activités à l’extérieur, vous êtes un homme visiblement très occupé et très engagé. J’aurais envie de dire, quand je lis votre CV, pour de vrai, sur les sujets de RSE.
Est-ce que c’est quelque chose, effectivement, que vous avez toujours eu envie de faire ou est-ce que votre parcours vous a emmené vers ce poste-là ?
Fabrice Bonnifet : C’est le parcours. On dit souvent que la RSE, on y vient par opportunité, on y reste par conviction. Et j’y suis venu par opportunité et j’y suis encore parce que c’est juste passionnant. Dès lors qu’on a pris un peu le temps de comprendre la complexité des enjeux et des défis qui sont les nôtres.
Et de l’urgence d’agir, oui, ça confère un certain niveau de responsabilité qui m’oblige à mettre en place des postures et des démarches courageuses parce qu’on n’est pas forcément sur des terrains qui sont complètement acquis à cette cause, moins sont faux. Donc, il y a beaucoup de palabres préalables à mettre en place avant le début du commencement d’une action qui pourrait être mesurable et concrète.
Nécessité de sensibiliser sur la RSE
Magaly Siméon : Ce qui veut dire que vous avez une grosse partie de votre activité qui est encore de l’évangélisation sur ces sujets-là ?
Fabrice Bonnifet : En fait, tout le monde est d’accord, enfin tout le monde, pas encore tout le monde, mais une grande partie des gens sont à peu près OK pour dire qu’il y a un sujet, il y a un problème avec notre façon de développer notre économie et nos entreprises. Mais dès lors qu’il faut changer les façons de faire, là, il y a déjà beaucoup moins de candidats.
Oui, on dit souvent que tout le monde est pour une certaine forme de progrès, mais contre le changement. Et ça va être difficile de faire autrement sans changer précisément. Donc oui, il y a encore une grosse phase de sensibilisation, même si on est de moins en moins dans le pourquoi aujourd’hui dans nos entreprises et quand même beaucoup plus dans le comment. Il était temps. Mais il n’y a pas forcément consensus sur le comment précisément.
Donc il y a un débat parce qu’il y a plusieurs. Il n’y a pas de voix unique pour faire autrement. Il y a plusieurs façons de faire. Il y en a qui sont plus ou moins efficaces. Et tout l’objectif pour les entreprises maintenant, c’est de trouver chacune leur voie pour que ça se traduise dans les chiffres et dans les fameux chiffres extra-financiers qui sont la baisse de l’empreinte carbone, l’amélioration de la circularité des matières premières, etc. Parce que s’il n’y a pas d’élément quantifiable, tangible qui atteste… d’une diminution de la pression de l’activité de l’entreprise sur les écosystèmes, tout ça, c’est du blabla. Donc, il faut bien qu’à un moment donné, ça puisse se mesurer d’une façon ou d’une autre parce que sinon, on reste sur des déclarations d’intention qui n’ont plus beaucoup de sens.
Magaly Siméon : Ça fait combien de temps que vous êtes sur ce poste, Fabrice ?
Fabrice Bonnifet : Je ne sais plus, 17 ans.
Evolutions et changements
Magaly Siméon : Et qu’est-ce que vous avez vu changer finalement depuis votre prise de fonction par rapport à cette discussion qu’on a sur… la conviction sur l’impact des actions. Quel changement vous avez vu ? Est-ce que vous en avez vu ?
Oui, vous en avez vu, vous nous l’avez dit.
Fabrice Bonnifet : Oui, quand même, il y en a. Maintenant, ce n’est pas tellement… Le sujet aujourd’hui, c’est comment on va accélérer en réalité. Parce que les leviers pour faire autrement, on les connaît. Mais c’est le passage à l’échelle. Quand on connaît un petit peu les ordres de grandeur, c’est combien de temps il nous reste pour agir. La hauteur de la marche, c’est ça qui fait un peu peur. Donc, c’est ça le sujet, en fait. C’est l’accélération du déploiement des actions.
Efficacité des actions RSE
Magaly Siméon : C’est-à-dire qu’aujourd’hui, vous considérez que vous avez trouvé comment être efficace sur vos actions. Le sujet, c’est comment en mener plus ?
Fabrice Bonnifet : Bon, efficace, je ne sais pas. Mais enfin, je vous dis, que ce soit pour construire autrement, que ce soit pour avoir moins d’empreintes sur… les ouvrages de travaux publics en général, que ce soit dans toutes les business units du groupe, on a des leviers qui sont à notre disposition, qui sont des leviers dont on connaît la robustesse et l’efficacité.
Maintenant, on n’est pas les seuls à décider. Il y a des clients qui doivent être convaincus, il y a des parties prenantes, il y a des fournisseurs qui doivent aussi nous accompagner. Il y a de la régulation qui doit faciliter. Donc, ce n’est pas que la décision de l’entreprise. C’est donc tout cet alignement de planètes qui pose problème aujourd’hui.
Parce que d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’une activité à l’autre, rien n’est homogène. C’est un combat qu’on doit mener dans chacune de nos activités. Et ça avance trop doucement par rapport à ce qu’on devrait faire d’une façon collective. Quand on sait qu’on devrait baisser les émissions de gaz à effet de serre de 5% par an à l’échelle planétaire, en absolu, on sait très bien qu’on n’y est pas. Donc la planète se fout un petit peu qu’on s’améliore à la marge.
Ce qu’il faut, c’est est-ce qu’on fait ce qu’il faut pour revenir dans les limites planétaires, oui ou non ? Mais faire un peu mieux ce qu’on a toujours fait, mais toujours dans la zone rouge, ça n’a pas beaucoup d’importance. On ne fait que peut-être retarder un petit peu les échéances calamiteuses qui sont devant nous, mais ça ne va pas les empêcher d’arriver. Donc tout l’enjeu, c’est de revenir dans les limites planétaires et là, pour le coup, on n’y est pas du tout.
Magaly Siméon : Alors, oui, je comprends bien. Si on reprend le début de notre conversation, donc vous êtes sur la RSE, on est d’accord que dans RSE, il y a environnemental et il y a sociétal aussi ?
Fabrice Bonnifet : Oui, oui, enfin, oui, oui, oui, vous voulez en venir où, là ?
Magaly Siméon : Je voulais juste faire remarquer qu’on a surtout parlé d’environnement, parce que c’est une préoccupation plus forte et plus urgente, c’est tout.
Fabrice Bonnifet : Oui, en fait, c’est un faux problème, ça.
Magaly Siméon : D’accord.
Fabrice Bonnifet : On dit qu’il faut équilibrer l’environnement, le social et puis l’économie. C’est une bêtise sans nom, cette histoire. Parce que quand il n’y aura plus d’environnement, il n’y aura ni social ni économie. Donc l’environnement, c’est la mère des batailles. Le business, c’est des matières premières transformées avec de l’énergie.
Donc si on transforme les matières premières en utilisant de l’énergie sale et qu’on détruit les écosystèmes et qu’on épuise les ressources, il faudra quand même qu’on explique calmement quel type d’économie on aura, quel type d’économie on peut avoir sur une planète qui va se transformer en étuve et quel type de modèle social on peut avoir sur une planète qui va devenir invivable.
Donc, je pense que les gens qui continuent de dire qu’il faut équilibrer les trois cercles, que oui, il faut faire un peu d’environnement, mais il ne faut pas oublier le social, ces gens-là n’ont strictement rien compris au problème. Ils sont d’une acculture crasse. Donc, non, la mère des batailles, c’est l’environnement, parce que c’est l’environnement qui permettra précisément de maintenir un modèle social et de maintenir un modèle économique. Donc, là, il y a une vraie hiérarchie des sujets à avoir. Il ne faut pas perdre de vue que la mère des batailles, oui, c’est la biodiversité et le climat.
Impact sur la santé mentale
Magaly Siméon : Et quand on sait que tout ce qui est climat génère, en fait, on parle aussi d’anxiété aujourd’hui avec ces sujets-là. Est-ce que vous pensez que les actions que vous menez peuvent avoir quand même un impact sur la réduction du stress en interne dans les équipes. C’est-à-dire le fait d’appartenir à une entreprise où il y a un vrai engagement sur le sujet environnemental, outre le sens et la fierté que ça peut générer, est-ce que ça peut aussi réduire le stress des équipes ?
Fabrice Bonnifet : Oui, tout à fait. Et je pense que la question est particulièrement intéressante parce qu’on vit dans un monde en tension et un monde anxiogène. On est de plus en plus conscient de la vulnérabilité des écosystèmes et de l’impact de nos modes de vie sur eux.
Et donc, la question du stress lié à l’environnement et au climat est de plus en plus prégnante. Donc, il y a des entreprises qui, effectivement, se saisissent de cette question et qui s’engagent dans une démarche sincère de progrès et qui permettent à leurs équipes de voir que les choses bougent. Et ça, ça peut générer un stress positif ou une dynamique de fierté et de sens.
D’une part, ça permet d’avoir un engagement plus fort et une dynamique de groupe. D’autre part, ça permet de répondre à des attentes légitimes des collaborateurs qui veulent travailler dans une entreprise qui fait les choses pour que leur propre avenir soit moins incertain et plus serein.
Donc, il y a un impact positif sur l’engagement des équipes, sur leur bien-être, sur leur perception de leur travail.
Mais il ne faut pas non plus idéaliser le processus parce qu’on peut avoir aussi des situations où les objectifs sont très ambitieux et que les moyens ne suivent pas, ou des situations où il y a un décalage entre le discours et la réalité. Donc, il y a une dimension qui est la transparence et la sincérité de la démarche qui est extrêmement importante pour que cet impact soit véritablement positif et pour qu’il puisse se traduire en bien-être et en engagement des équipes.
Magaly Siméon : Je trouve que c’est très intéressant comme approche, effectivement, de voir que ce qui est positif dans la démarche peut générer du stress ou de la fatigue, mais que le stress est aussi généré par un manque de sens, par une fatigue psychologique qui est liée à des inquiétudes plus globales, en fait. Donc, ça veut dire qu’à la fois une entreprise qui avance sur ces sujets-là, elle réduit ce stress anxiogène en donnant du sens, mais elle peut également le régénérer si ce n’est pas bien fait. En fait, on retrouve vraiment l’idée que la charge mentale est multiple et peut être extrêmement contradictoire et peut émaner de l’extérieur comme de l’intérieur.
Fabrice Bonnifet : Oui, tout à fait. Et il est essentiel pour les entreprises, quand elles s’engagent dans des démarches comme celles-ci, d’être claires et cohérentes dans leur communication et dans leurs actions. Il est également important de ne pas surcharger les équipes avec des attentes irréalistes ou des objectifs trop ambitieux sans les moyens nécessaires pour les atteindre. Il faut également veiller à ce que la démarche RSE soit intégrée de manière réfléchie et cohérente dans la culture et les pratiques de l’entreprise.
Magaly Siméon : Vous avez raison de souligner cette complexité et cette dualité dans la gestion de la charge mentale liée à ces enjeux. C’est un équilibre délicat à maintenir, entre l’engagement sincère et la gestion des attentes et des réalités de terrain. C’est un travail en continu et un défi de taille pour les entreprises de faire en sorte que leur démarche soit à la fois inspirante et réaliste.
Merci beaucoup Fabrice pour cet échange extrêmement riche et pour toutes ces perspectives que vous avez partagées. On sent bien que l’enjeu est immense, et que chaque action, chaque engagement compte.
Fabrice Bonnifet : Je vous en prie, merci à vous.