Vous n’avez pas le temps d’écouter l’épisode ? Lisez-le
Magaly : La souffrance au travail, ce n’est pas juste un mot balise, ça existe, il y en a de plus en plus avec des impacts fondamentaux sur la santé. Pour ceux qui se demanderaient encore pourquoi cet épisode est fait pour vous, Marie Pezé est d’une clarté limpide et elle rappelle surtout à quel point l’employeur a des devoirs, et des devoirs légaux, et c’est important de ne pas les oublier. Je vous souhaite une très bonne écoute. Marie, vous êtes une des spécialistes en France, non seulement de la protection des salariés en matière de risques psychosociaux, mais aussi vous nous rappelez souvent que le cadre juridique existe sur ces sujets là et qu’il est souvent méconnu et donc mal utilisé. Et on va en parler aujourd’hui. Mais avant toute chose, est-ce que vous voulez bien vous présenter pour nos auditrices et nos auditeurs ?
Marie Pezé : Je m’appelle Marie Pezé, je suis psychanalyste, docteure en psychologie, ancienne experte judiciaire. J’ai créé en 1996 la première consultation souffrance et Travail, au moment où tout le monde trouvait que c’était une consultation très baroque. Et puis les événements ont un petit peu donné raison à mon élan, puisqu’il y a eu la publication de Marie-France Hirigoyen sur le harcèlement moral en 1998, celle de Christophe Dejours souffrance en France, la même année. Puis dans la foulée des plaintes qui arrivaient en abondance. En 2002, la loi de modernisation sociale sur le harcèlement moral, mais aussi la même année, une loi très importante qui est la modification de l’obligation de sécurité qui passe sur l’employeur depuis fort, fort, fort longtemps, depuis 1898 en fait, qui est devenue une obligation de résultat et pas simplement de moyens. C’est-à-dire qu’il faut protéger la santé. non seulement physique, mais aussi morale des salariés, pas simplement en termes de moyens, mais aussi en termes de résultats. Et donc, mettre un baby-foot dans une salle amiantée, ça ne suffit pas.
Malheureusement, cette très belle loi, très très forte, ce boulevard que les magistrats avaient ouvert, si on lit cette loi L4121, et je vous renvoie sur le site Souffrance et Travail que j’ai créé après mon licenciement en 2010, 900 000 connexions par an reconnues d’utilité publique, sur laquelle se trouve l’annuaire des 200 consultations souffrances travails, puisque la petite consultation baroque de 1996 a fini par produire un vrai réseau européen. Nous avons même des consultations au Japon maintenant. Cette loi qui pose… un horizon assez exorbitant à l’employeur. Empêcher le risque d’advenir, adapter le travail à l’homme, si on lit les termes de cette loi, elle est tout à fait magnifique. Elle donne d’ailleurs le plan de prévention à elle toute seule, parce que les magistrats des cours sociales sont des magistrats très ancrés sur le terrain et la réalité du travail.
Malheureusement, elle a glissé avec les accords paritaires, et là, je trouve que les syndicats ont un peu… lâché la corde vers la QVT, la qualité de vie au travail, qui est un mouvement venu des États-Unis dans les années 60. Vous savez qu’il n’y a pas de médecine du travail là-bas. Et qu’à l’époque, la QVT, c’était pour conserver les collaborateurs et qu’ils n’aillaient pas travailler dans l’entreprise en face qui les payait mieux. Nous, conciergerie, crèche et autres bricoles appétissantes. Là, on est en train de passer de la QVT, mon baby-foot dans la salle amiantée, à la QVCT, où on ramène les conditions de travail. Mais entre-temps, notre président a supprimé les CHSCT, la belle loi sur le travail de Jean Auroux, et les a transformées en CSE. Et le mot santé au travail n’est plus dedans. Ce qui est dedans, c’est l’équilibre entre le développement économique de l’entreprise et la protection des salariés. Il n’y a plus le mot santé au travail qui est le mot légal nécessaire.
Et je trouve que depuis le message de prévention, primaire, secondaire, tertiaire; primaire, empêcher le risque d’advenir, secondaire, mettre en place des indicateurs pour les voir venir, tertiaire, soigner les gens qui sont tombés, je trouve que le message de prévention s’est brouillé, euphémisé, pasteurisé, et que finalement tout ce mouvement de la souffrance au travail s’est trouvé envahi par de nombreux métiers qui se construisent, parce que ça rapporte la souffrance au travail. On peut faire des audits, on peut faire des formations, on peut installer des chaises de relaxation, on peut faire du Yoga sur chaise, voilà. Et je suis toujours très embêtée quand je fais des formations au chef d’entreprise ou au DRH, ou au cadre, parce que je me vois dans l’obligation de leur rappeler que devant la loi, les seuls responsables
S’il y a un accident du travail grave, une tentative de suicide ou de vrai suicide au travail, donc une faute inexcusable, c’est l’employeur. Et que donc tout ce qui s’est vendu avec du joli papier cadeau n’aura pas permis de le protéger quand il va arriver en justice, parce que là, le magistrat qui a son raisonnement va dire, où est votre document unique, le fameux duerp ? Est-ce que vous avez mis en place pour chaque poste la liste des risques rencontrés par vos salariés ? Pour chaque poste ? Oui, parce qu’il y a infirmière et infirmière, il y a hôtesse d’accueil et hôtesse d’accueil, parce qu’il y a manutentionnaire et manutentionnaire, et que chaque poste est différent d’une entreprise à l’autre. Est-ce que vous avez bien calculé les risques et est-ce que vous avez mis en place au maximum de vos moyens les moyens d’empêcher le risque d’advenir ? Si le DUERP n’est pas bien rempli, l’entreprise est condamnée, même si elle n’est pas responsable de l’accident du travail au bout de l’enquête.
Magaly : Même si elle n’est pas responsable.
Marie Pezé : Elle est condamnée parce que le document unique n’est pas à jour et n’est pas bien rempli. Et ça, c’est un message que les juristes d’entreprise ne transmettent pas suffisamment aux chefs d’entreprise. Je ne sais pas ce qu’ils leur racontent, mais en tout cas, ils ne leur disent pas que le raisonnement du magistrat n’est pas le raisonnement du chef d’entreprise ou du juriste. Pas plus d’ailleurs que le raisonnement du magistrat n’est le raisonnement du psy.
Vous prenez par exemple… Un salarié qui a fait, quand il était jeune, des épisodes psychotiques parce qu’il a fumé un peu trop de cannabis et qu’il avait peut-être une structure un peu borderline. Il a pu passer du temps à l’hôpital psychiatrique, être sous médicaments. Finalement, au bout de quelques années de traitement, sortir de cet épisode, rentrer dans une très bonne école d’informatique dont il sort major, parce que forcément, le raisonnement abstrait lui convient très bien. Il peut tout à fait, à 30 ans, être chef du département informatique. Brillant. L’entreprise peut être vendue. Le nouveau patron débarque et dit, oh là là, ce système informatique ne va pas du tout. On va mettre le mien en place. Et en 15 jours, vous le savez, c’est le chaos. S’il interpelle ce chef du département informatique en COMEX : « abruti, imbécile, regardez, vous n’êtes pas capable ». Et que, humilié en public, cette personne craque dans sa lignée psychotique, il peut voir la Vierge Marie au bout du couloir ou bien partir en courant dans son bureau pour se pendre.
En l’occurrence, c’est ce qui s’est passé dans le cas que je vous raconte. Avec un bon avocat, cet accident, cette tentative de suicide sur les lieux du travail a été reconnue en accident du travail. malgré les antécédents, parce qu’il n’avait plus de médicaments depuis longtemps, parce qu’il n’avait plus fait d’épisodes délirants, parce qu’il était compensé, comme on dit dans mon métier, et que sa tentative de suicide a suivi l’agression verbale humiliante en public devant des témoins. Voilà. Et donc, si on dit pas ça au DRH, aux chefs d’entreprise, à ceux qui ont finalement un pouvoir dans l’entreprise, on leur fait prendre des risques absolument colossaux. de se retrouver devant le tribunal de la Sécurité sociale, qui ne s’appelle plus le TAS, ça a encore changé de nom, devant le pôle social, en faute inexcusable, avec des dommages et intérêts colossaux à donner.
Magaly : Et un risque pénal pour le dirigeant dans ce cas-là, possiblement ?
Marie Pezé : Alors, le risque pénal, c’est uniquement pour tout ce qui relève des lois au pénal. Et donc, en l’occurrence, uniquement le harcèlement moral.
Magaly : D’accord.
Marie Pezé : Homicide ou l’homicide involontaire. Ça n’a même pas été retenu à France Télécom pour être sûr.
Magaly : D’accord.
Marie Pezé : Il n’y a que le harcèlement moral qui a été conservé pour qu’il soit condamné. Parce qu’homicide involontaire, il y a eu l’hypothèse qu’il ne le serait peut-être pas en allant trop loin. Alors qu’on sait qu’avait été mis en place une formation des cadres pour pousser les fonctionnaires vers la sortie, pour qu’ils se casent rapidement dans l’entreprise ou surtout ailleurs, et qu’il y a eu une quarantaine de suicides.
Magaly : On va revenir sur France Télécom. Déjà là, sur ce premier large panorama, et je vous remercie pour les références qui rappellent le droit, parce que c’est important de se dire qu’on en est envie ou qu’on n’en est pas envie, qu’on le fasse parce qu’on est humaniste, ou que le droit est là et il rappelle que c’est nécessaire. En tout cas, dans ce que vous me dites, moi ce que j’entends, c’est qu’aujourd’hui, la souffrance est essentiellement dans le champ psychologique, c’est-à-dire que vous ne parlez pas du physique. Est-ce qu’on peut considérer déjà que… Sur tout ce qui va être prévention, accident du travail dans la dimension physique de l’emploi, aujourd’hui en France, le travail est fait ?
Marie Pezé : Pas du tout, nous sommes derniers en Europe en termes de prise en charge des accidents du travail. Nous avons le nombre le plus important d’accidents du travail. Ça, c’est la DARES qui dit ça, la DARES. C’est la source statistique au ministère du Travail, à la DGT. Donc, ce n’est pas Marie Pezé, c’est le ministère du Travail. Et je trouve que beaucoup de ministres qui parlent beaucoup, des salariés paresseux, qui ne travaillent pas assez, qui ont trop de vacances, devraient traverser le couloir pour aller voir les résultats de leurs propres fonctionnaires à la DGT. Ça leur éviterait de dire que les fonctionnaires ne travaillent pas assez et qu’il faut augmenter leur temps de travail ou qu’ils ne sont pas soumis à des RPS. alors que de loin, ce sont eux qui en subissent le plus à l’hôpital, dans la police et dans bien d’autres secteurs, à l’éducation nationale.
C’est vrai que le monde du travail est traversé par beaucoup de stéréotypes, mais je dirais qu’actuellement, contrairement à ce que vous énonciez il y a quelques minutes, les risques psychosociaux sont bien sûr à tendance psychique, mais vous savez, le burn-out en 2024, c’est 47% D’augmentation d’infarctus chez les femmes. C’est beaucoup, beaucoup de diabète insulino-dépendant parce que le pancréas lâche. C’est beaucoup, beaucoup de troubles cognitifs définitifs parce que le cerveau devient inflammatoire. Et quand nous faisons faire des bilans neuropsychologiques par des neuropsychologues, des gens qui sortent d’HEC, de Polytechnique, de l’ENA, qui sont les élites de la nation, ont des scores déficitaires sous la moyenne nationale. C’est-à-dire que leur cerveau est définitivement inflammatoire et cramé. Donc là, on est sur du somatique véritable, on est sur du physiologique.
Donc actuellement, les risques psychosociaux sont une voie d’entrée, un mot valise, parce qu’en médecine du travail, on parle de risque et qu’il fallait un intitulé pour couvrir toute cette affaire. Mais quand on donne une définition très large, dont personne ne veut entendre parler. Ils donnent des critères très précis pour définir ces risques psychosociaux. Or, vous voyez se développer dans les grandes entreprises, y compris dans les grandes boîtes de conseils, des questionnaires fabriqués in vivo, in situ. Au lieu d’utiliser le CARASEC ou les critères qui sont les critères officiels scientifiques, on vous fabrique un thermomètre. qui n’enregistrera pas la fièvre.
Et je trouve que les chefs d’entreprise et les DRH laissent faire, et je reviendrai sur une jurisprudence dans deux minutes, sont très friands et dépensent beaucoup d’argent dans ces audits qui sont souvent faits avec des questionnaires qui n’ont pas de validité épidémiologique et statistique. Alors, j’ai envie de vous dire, avec un peu de bon sens, ça se comprend, mais la DARES le confirme. Donc, on n’a pas besoin de faire d’audits. pour savoir que les modes actuels d’organisation du travail produisent en masse des RPS, au point que même l’ONU, dans son bilan, vient de dire que l’intensification du travail, le consumérisme actuel, l’innovation permanente, produisent un burn-out global et généralisé. Pourquoi ? Vous pouvez bien travailler si votre travail a du sens.
C’est le premier point. Voilà. On s’en est aperçu pendant le confinement, parce que là, on voyait bien que sans les éboueurs, sans les caissières, sans les soignants, bien sûr, il n’y avait rien qui tournait et on aurait bien perdu. Et notre vie, soit en mourant du Covid, soit en mourant de faim, et notre dignité, ensevelis sous les poubelles. Tous ces gens-là, qui sont mal payés, mal reconnus, sont devenus les essentiels. Et puis après, on les a oubliés, on les a vaguement applaudis sur les balcons dix minutes. Ça n’a pas été sans conséquence parce que l’année dernière, il y a eu 5000 démissions d’infirmières à l’APHP.
Magaly : Bien sûr.
Marie Pezé : Voilà. Avec du coup, dans la foulée, faute d’effectifs, des fermetures de services, et donc des fermetures de lits, et donc des risques de vie pour des gens qui ne sont pas soignés suffisamment rapidement. Et comme nous avons dans notre association des CTH, des anesthésistes réanimateurs de l’APHP qui nous accompagnent, nous savons qu’il y a des risques et que les gens, malgré notre magnifique système de soins en ce moment, perdent des chances de vie. Faute de pouvoir trouver le médecin ou l’urgence, si vous attendez 24 heures sur un brancard, vous pouvez mourir aux urgences de l’hôpital.
Donc, je reviens sur la jurisprudence que je voulais évoquer tout à l’heure. En mars 2017, une DRH qui n’avait pas dénoncé le harcèlement managérial que pratiquait son patron a été condamnée à un an de prison avec sursis. Donc depuis cette jurisprudence, que je rappelle à tous les DRH que je forme, il est important que les DRH comprennent leur mission de gré ou de force. On ne peut pas laisser s’installer un management brutal, maltraitant, trop intense, trop, trop… pushy, trop harcelogène, parce qu’autrement on risque soi-même d’être condamné à de la prison.
Magaly : C’est-à-dire que là, dans le cas de cette jurisprudence et donc plus largement aujourd’hui, les DRH ont une obligation de dénonciation.
Marie Pezé : Elles ont une obligation d’alerter l’employeur sur le fait que son système managérial… va produire ce qu’on a appelé un accident du travail industriel chez France Télécom, c’est-à-dire en cascade la décompensation, le craquage de dizaines, de centaines de salariés sur des modes différents suivant la personnalité des uns et des autres. Alors le problème, j’entends bien parce que nous les voyons aussi depuis 4 ou 5 ans, les cadres sup, les chefs d’entreprise ne vont pas bien. Parce qu’ils n’ont pas pris, dans cette financiarisation mondiale, ou ce qui compte, même si vous avez la quincaillerie du coin de la rue ou le petit magasin d’électricité, c’est de toute façon d’utiliser les outils Excel, les tableaux de bord, le numérique utilisé par les entreprises du CAC 40. C’est eux qui nous gouvernent.
Vous allez à la poste, c’est vous qui pesez votre courrier à l’automate. Vous allez au magasin du coin, c’est vous qui êtes votre propre caissière. Et le mieux, c’est quand vous prenez l’avion. Moi, j’ai pris l’avion il y a longtemps, alors là, ça investit. Vous vous enregistrez, vous imprimez votre… Vous faites le travail des gens qu’on a licenciés dans ces différentes entreprises. Absolument. Donc, en fait, sans le savoir, vous participez à ce qu’on appelle le pilotage par l’aval. Autrefois, on fabriquait un bel objet. Si on faisait un peu de pub, on en rendait beaucoup. Si on en rendait beaucoup… On augmentait les ingénieurs qui l’avaient fabriqué, tous les salariés. On mettait de l’argent dans l’innovation du futur produit. Et avec ce qui restait, on donnait aux actionnaires. Ça, c’était le pilotage de l’organisation du travail par l’amont. Le travail était au cœur de tous les process.
Quand on pilote par l’aval, c’est-à-dire qu’il faut que le client paye tout ce que va coûter le produit en question. Parce qu’on doit donner des dividendes à deux chiffres aux actionnaires, il faut supprimer de la chaîne de travail, des process de travail, tout ce que le client ne payera pas. Donc plus de parking où garer les voitures, parce que ça coûte cher. On construit la voiture quand vous l’avez payée. Plus de manutentionnaires avec des entrepôts colossaux, avec les pièces détachées. On va les acheter en Chine quand on en a besoin, d’où les délais de fabrication. Vous voyez comment ce pilotage par l’aval, c’est-à-dire par une économie de marché financiarisé, va profondément modifier notre rapport au travail.
Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Pierre-Yves Gomez dans Le Travail Invisible, professeur d’économie à l’École normale de Lyon. C’est un livre extraordinaire qui permet de comprendre pourquoi le travail va si mal, pourquoi il a perdu son sens, pourquoi il s’intensifie, c’est-à-dire qu’il s’accélère dans des proportions où l’accélération de soi devient pathologique, vous empêche de penser. Il a fallu deux jours pour qu’un salarié du technocentre voit le cadavre du corps du salarié qui s’était jeté dans le grand bassin central. flotter, ce qui veut dire que ces salariés qui travaillaient en apnée, droit dans le guidon toute la journée, en traversant ces fameuses passerelles construites par un architecte payé par Renault ne pensent plus, ne sont que dans l’accélération physiologique et psychique et cognitive d’eux-mêmes, au point qu’il a fallu deux jours pour que l’un d’entre eux tourne la tête. C’est important de comprendre ça, parce que ça empêche de penser. Et donc, cette intensification du travail, elle a une fonction défensive.
Si vous ne pensez pas la folie de ce que vous faites, vous vous portez mieux que quand vous commencez à faire un pas de côté. Qu’est-ce que c’est que ce monde de fous ? Sauf qu’il y a toujours le moment où le corps va dire stop, moi je ne peux plus. Je dis souvent aux femmes qui malheureusement à ces niveaux de poste sont souvent en situation de monoparentalité avec des enfants élevés. Faites attention, quand vous aurez fait votre AVC et que vous serez hémiplégique, l’entreprise, elle va vous oublier. Ça, c’est clair. Et vous allez devoir vivre jusqu’à la fin de vos jours avec les séquelles de votre hémiplégie, comme travailleur handicapé.
Magaly : Mais si, parce que là, vous nous avez donné… Alors, je suis… J’adore, parce que vous mettez des réponses à plein de questions que je me pose depuis longtemps, ou plein de choses que j’avais vues mais que je n’avais pas liées ensemble. Si j’essaye de sortir les points, en tout cas, moi, qui me semblent saillants, finalement, il y a un peu plus d’une vingtaine d’années. Et moi, je m’en souviens très clairement. La première entreprise pour laquelle je l’ai constatée, c’est la Société Générale. Société Générale, on est dans les années 90. En début d’année, dit cette année, je vais servir 15 de ROE. Donc, je vais rapporter à mes investisseurs 15 sur les sommes qui sont placées.
Et je me souviens à cette époque là, m’être dit, mais comment on peut dire en janvier Ce qu’on aura fait au 31 décembre. C’est-à-dire que j’étais encore dans ce monde de l’amont, où on travaille, on a des objectifs, et à la fin de l’année, on fait les comptes et on dit, tiens, on a sorti ça. Et là, je me suis dit, ah oui, là, tout à coup, on le fait à l’envers. Et donc, on dit au début de l’année, est-ce que vous dites, et que moi, je n’avais pas verbalisé, c’est qu’en faisant ça, tout l’écosystème managérial de l’entreprise va n’avoir que ça en tête et va regarder ce qu’ils enlèvent pour arriver à ce résultat-là.
Marie Pezé : Oui, oui. Et pour que le client paye le maximum de frais. D’où le Lean Management à la française, parce qu’au Japon, ce n’est pas ça, bien sûr. Et donc,
Magaly : si je vais plus loin, ça veut dire qu’on va regarder tous les processus, non pas en termes de qualité, mais on va regarder les processus en termes de comment j’arrive à ces 15% qui ont été décrétés. On ne sait pas comment, on a un peu une idée, mais on ne va pas non plus. Et donc, j’arrive à la fin de l’année et je dis, l’année prochaine, je ferai 5 de plus parce qu’il faut faire toujours plus. Au même moment, dans les années 90-2000, arrivent les outils comme le mail qui ont été projetés dans l’entreprise sans aucune ligne de préparation. Et on n’y a vu que la façon de produire encore plus, encore plus vite et de façon déshumanisée.
Et en fait, quand je vous entends et qu’on regarde ça, ça ne peut produire que le résultat qu’on a aujourd’hui. C’est de voir, particulièrement dans les grands groupes, c’est ce que je constate, des gens qui sont de… Alors, ça va de paumé, c’est-à-dire je gagne ma vie, mais voilà, à désabuser. Ben oui, je vois bien que ce que je fais n’a pas de sens, mais bon, il faut bien que je le fasse. À vraiment déprimer, c’est-à-dire j’attends la retraite. Moi, j’ai discuté il n’y a pas longtemps avec un ami de 55 ans qui m’a dit j’attends la retraite. J’ai dit mais c’est dans neuf ans, c’est loin dans neuf ans.
Marie Pezé : Vous voyez qu’en plus, le discours politique qui veut… prolonger le temps de travail. Je n’ai rien contre. Si les conditions de travail sont saines, moi j’ai 73 ans, je continue à travailler, ne serait-ce que parce que ma retraite hospitalière ressemble à une peau de chagrin, donc je n’ai pas le choix. Mais travailler à un métier que vous aimez et qui a du sens, ça ne pose pas de problème. La fatigue que vous ressentez le soir, elle a du sens. Il faut vous reposer.
Je vais vous donner un autre exemple pour vous montrer comment cette grammaire chiffrée, ce que Alain Supiot appelle la gouvernance par les nombres, mais moi je préfère l’appeler concrètement la grammaire chiffrée, comment… Et là, c’est Pierre-Yves Gomez à nouveau qui le dit, elle introduit un bouchon absolument opaque entre la gouvernance de l’entreprise qui s’appuie sur les outils de la finance internationale et puis sur le terrain, nous, dans le travail réel, dont on sait qu’il se présente toujours de manière différente, tous les jours, avec ses obstacles, ses impromptus, ses imprévus, ses joies et ses miracles aussi, heureusement. C’était il y a plusieurs années, bien avant le Covid. J’étais en vacances à Cannes dans ma famille. Donc, vous imaginez, mois d’août, piscine, soleil, repos complet, coup de fil. Du président du CHSCT, d’un des plus grands CHU de France, que je ne vais pas nommer, très, très bien noté, qui me dit, nous n’avons pas réussi à joindre Christophe Dejour. Alors, Marie, on vous appelle.
Vous allez voir, c’est hallucinant. Parce que, un président de CHSCT dans un CHU, où il y a de la médecine de prévention, des chefs de pôle, un directeur, il y a tout ce qu’il faut, des délégués du personnel, des délégués syndicaux, c’est la cinquième infirmière qui se suicide en quelques mois. Et donc, je lui demande de me raconter. Et qu’est-ce qu’il me raconte ? Que le DRH de l’hôpital a mis en place un magnifique planning, une gestion des effectifs dans chaque service. qui est visible sur un tableau de bord.
Et donc, en neurologie, il y a tant d’infirmières, en médecine générale, il y a tant d’infirmières, en chirurgie, il y a tant d’infirmières. Alors attention, il n’y a pas le nombre d’infirmières pour que ça soit parfait. Il y a le nombre d’infirmières juridiquement correctes. Il y a un décalage là. C’est comme dans les crèches. Il y a le nombre d’auxiliaires juridiquement corrects et celui qu’il faudrait pour le nombre de bébés. En fait, ce qui s’est passé est très intéressant parce que ça explique tout. Un jour, dans le service où se trouvent les prématurés à très haut risque, qui est sûrement un des services les plus durs, deux infirmières sont en arrêt maladie pour burn-out. La charge est très forte. Et là, alerte maximale.
Et donc, le DRH regarde son tableau de bord. Il regarde, il se dit, en uro, elles sont effectivement… plein, je vais transférer une infirmière d’urologie en néonat. Tiens, en médecine générale, pareil, je transfère une infirmière. Donc, sur le tableau de bord, les deux infirmières en arrêt maladie sont compensées. Elles ne savent pas piquer des nourrissons, elles ne connaissent pas les dosages pédiatriques. Les deux bébés qu’on leur confie, qui sont de très grands prématurés, meurent. Elles rentrent chez elles, toutes les deux se tuent. L’une se pend, l’autre avale des médicaments. Cinq infirmières en tout, sur quelques mois. Personne ne se penche sur la folie de ce système, de la grammaire chiffrée. Mon tableau de banc est magnifique, tout va bien.
Et j’ai mis sur le terrain des femmes qui savent qu’elles sont pénalement responsables si un bébé meurt. Les bébés ne sont pas morts à cause d’elles, ils sont morts à cause de leur grande prématurité. mais elle qui savait ne pas être à la hauteur des règles de métier pour faire ce métier-là spécifiquement, se sentait novice, incompétente, et donc responsable et coupable de la mort des enfants. Voilà ce qui se passe absolument partout. Et là, je vous donne cet exemple, parce qu’il est suffisamment massif pour que les gens comprennent l’enjeu.
Vous vous demandez à un ouvrier fraiseur de fraiser à 8 microns au lieu de 6, Ça prend moins de temps. D’abord, il ne sait pas parce qu’il a des mémoires procédurales du geste de métier qui font que par corps, il s’arrête à 6 microns. À l’oreille, il sait que la pièce est ouvragée correctement. Et s’obliger à ne fraiser qu’à 8 microns, c’est un effort. Et lui, il sait que la pièce ne va peut-être pas tenir.
Et d’ailleurs, le fameux Lean Management, zéro défaut. Regardez la quantité de trucs qui reviennent en usine, les lave-linges, les machines, les voitures qui explosent. Donc qu’on arrête avec le discours de perfection, d’excellence, qu’on nous tient absolument partout en nous bourrant le crâne. Travailler c’est échouer, c’est rater, c’est tenter une autre solution et au bout de beaucoup de recherches c’est finir par trouver la bonne. Mais elle n’est pas dans le tableau de bord, la bonne solution pour le travail réel sur le terrain. Elle est dans l’intelligence corporelle et aussi bien sûr intellectuelle de chacun d’entre nous qui trouvons tous les jours des ressources personnelles et collectives pour que ça fonctionne.
Magaly : Et ça sera alors le mot de la fin. Je comprends mieux tout à l’heure rapidement que vous avez dit le Lean Management à la française. Et pour l’avoir vécu dans des entreprises, j’ai toujours vécu du Lean Management pour gagner plus d’argent.
Marie Pezé : Bien sûr. pour intensifier, pas pour faire mieux.
Magaly : Je n’ai jamais connu de lead management où on s’est dit, tiens, on va faire ça parce que comme ça, on fera de la meilleure qualité. Et ça sera le mot de la fin. Le système veut gagner plus d’argent et c’est au détriment de l’humain. Et on le voit partout, je crois.
Marie Pezé : En tout cas, un salarié en bonne santé, c’est un salarié qui fait un travail de bonne qualité. S’il fait ça, il est fatigué, mais il va très bien.
Magaly : Merci beaucoup, c’était passionnant.
Marie Pezé : Merci à vous.
Magaly : Merci d’avoir été avec nous aujourd’hui.